CHAPITRE 6
Sitôt sorti de chez l’archiduc Otrath, Garion se rua sur Chrestien et bondit en selle.
— Où vas-tu ? lui demanda Silk.
— Suivre la piste, tiens.
— À quoi bon ? Nous savons qu’elle mène à la crique dont nous a parlé cette femme et qu’elle se perd en mer. Pour moi, nous ferions bien mieux de retourner tout de suite à Melcène, poursuivit Silk en réponse au regard désarmé de son ami. Le port de commerce grouille de gens à moi. Je vais leur dire de fouiner un peu partout, comme à Jarot. Nous ne devrions pas avoir de mal à retrouver la trace de ce Naradas.
— Je pourrais y aller moi-même, avec l’Orbe, suggéra le jeune roi de Riva.
— Tu apprendrais en tout et pour tout de quel quai elle est partie, et ça nous ferait une belle jambe. Je comprends ton impatience, Garion, lui assura le petit Drasnien avec une sincère sympathie. Nous avons tous hâte de mettre le grappin sur cette Zandramas, mais je t’assure que nous gagnerons du temps en procédant comme je te le propose. Mes agents découvriront sur quel bâtiment elle a embarqué, quand elle a levé l’ancre, et pour quelle destination, c’est-à-dire tout ce que nous avons besoin de savoir.
— Très bien, approuva Belgarath. Allons-y.
Ils montèrent rapidement en selle, s’éloignèrent à vive allure de la maison juchée sur la falaise, regagnèrent la route du sud et repartirent au grand galop vers Melcène.
Ils arrivèrent à la porte nord de la ville vers midi et mirent bientôt pied à terre devant chez Silk. Ils entrèrent dans la maison et gravirent l’escalier menant au salon.
— Dites à Vetter de venir me voir, lança le petit Drasnien à un serviteur qui passait par là et qui repartit ventre à terre, en sens inverse. Mes amis, ajouta-t-il en retirant sa robe d’homme d’affaires melcène, je vous suggère de faire vos paquets. Nous ne ferons pas de vieux os ici quand nous saurons où Zandramas est allée.
— Pauvre Zith, murmura Sadi avec un sourire attristé. Elle commence en avoir assez d’être toujours sur la route.
— Elle n’est pas seule dans ce cas, acquiesça mélancoliquement Velvet. Quand tout ça sera fini, je vous jure qu’on ne me reverra pas à cheval de sitôt.
On frappa discrètement à la porte.
— Votre Altesse a demandé à me voir ? commença Vetter en pointant le bout de son nez.
— Oui, Vetter. Entrez, entrez, ordonna-t-il impatiemment en faisant les cent pas, les mains nouées dans le dos, l’air absorbé. Nous recherchons certaines personnes.
— C’est bien ce que je pensais, Votre Altesse.
— Parfait. Ces gens sont arrivés à Melcène récemment et seraient repartis il y a trois jours de cela. Nous voudrions savoir où ils sont allés.
— Votre Altesse pourrait-elle me fournir une description de ces individus ?
— J’y arrivais. Il y avait deux hommes, une femme et un petit garçon. L’un des hommes est l’archiduc Otrath. Vous le connaissez ?
Le Melcène acquiesça d’un hochement de tête.
— Je saurai le décrire précisément à nos agents.
— Excellent. L’autre homme s’appelle Naradas.
— Ce nom me dit quelque chose, Votre Altesse, mais je ne crois pas l’avoir jamais vu.
— Vous n’auriez pas pu l’oublier. Il a les yeux tout blancs.
— Il est aveugle ?
— Non, il a seulement les prunelles laiteuses.
— Ça devrait simplifier les choses.
— C’est bien mon avis. La femme se donne un mal fou pour qu’on ne voie pas son visage, mais elle est avec l’archiduc et Naradas. D’après nos informations, ils seraient partis d’un des quais du port de commerce, au sud de la ville. Concentrez d’abord les recherches sur ce secteur. Envoyez-y tous les hommes disponibles et dites-leur d’interroger tout le monde. Plongez dans la caisse s’il le faut. Nous devons savoir en vitesse quand ces gens sont partis, sur quel navire et où ils allaient. Si le vaisseau est rentré au port, faites-moi envoyer le capitaine ou, à défaut, l’un des matelots. Chaque minute compte, Vetter.
— Je m’y emploie à l’instant, Votre Altesse. Vous aurez plusieurs centaines d’hommes sur ces quais d’ici une heure. Je vous informerai de l’avancement des recherches. Autre chose ?
— Oui, répondit pensivement Silk. Le vaisseau avec lequel nous sommes arrivés doit être encore au port. Faites dire au capitaine de se tenir prêt à larguer les amarres. Nous appareillerons dès que nous aurons ces renseignements.
— Je m’en occupe tout de suite.
L’homme s’inclina et quitta promptement la pièce.
— On dirait qu’il mène rondement ses affaires, nota Beldin.
— C’est un de mes meilleurs éléments, confirma Silk avec un petit sourire qui lui donna vraiment des airs de fouine. Il arrive toujours à ses fins, sans faire de vagues. J’ai entendu dire que Brador aimerait le récupérer, mais j’ai plus d’argent que lui.
— Ça nous laisse tout un tas de questions sans réponses, grommela Beldin. Pourquoi Zandramas a-t-elle fait ce détour ? Pour s’encombrer de cet archiduc ? Ça ne rime à rien.
— Mais si, voyons. C’est très clair, rétorqua Belgarath.
— Je suis sûr que tu m’expliqueras tout ça un jour. La semaine prochaine, ou dans un siècle, hein ?
Le vieux sorcier farfouilla sous sa tunique et en tira un parchemin froissé.
— Voilà, grommela-t-il en parcourant le document. C’est ce passage : « Prends garde, lut-il, car dans les jours qui suivront la montée aux cieux du Dieu des Ténèbres, le Roi de l’Est et le Roi du Sud entreront en guerre. Tu sauras, quand la bataille fera rage dans les plaines du Sud, que le jour de la rencontre est proche. Il faudra alors te hâter de gagner l’Endroit-qui-n’est-plus. Tu emmèneras avec toi le fruit du sacrifice et un Roi angarak comme témoin. Car, en vérité, en te présentant devant Cthrag Sardius avec le fruit du sacrifice et le Roi angarak tu connaîtras l’élévation suprême et auras le pouvoir absolu. Sache encore qu’au moment du sacrifice, le Dieu des Ténèbres renaîtra et qu’à l’instant de sa résurrection il triomphera de l’Enfant de Lumière… »
— C’est fascinant, ronchonna Beldin. Et où as-tu trouvé ce bel échantillon de charabia ?
— Au Cthol Murgos, répondit le vieux sorcier avec un haussement d’épaules. C’est un extrait des Prophéties des Grolims de Rak Cthol dont je t’ai parlé.
— Non, je regrette, tu ne m’en as pas parlé.
— C’est impossible, voyons.
— Je suis désolé, Belgarath, grinça Beldin entre ses dents, tu n’y as seulement jamais fait allusion.
— Ça, c’est incroyable, fit-il en fronçant le sourcil. J’ai dû oublier.
— Ma pauvre Pol, nous savions que ça finirait comme ça, mais c’est bien triste, maugréa le petit sorcier bossu. Ce malheureux a le cerveau complètement ramolli.
— Allons, mon Oncle, murmura la sorcière.
— Tu es absolument certain que je ne t’en ai rien dit ? reprit Belgarath d’un ton un peu plaintif.
— La certitude absolue n’est pas de ce monde, répondit automatiquement Beldin.
— Je suis bien content que tu en conviennes, rétorqua son « frère » d’un petit ton supérieur.
— Ne fais pas ça, tu veux ?
— Quoi donc ?
— N’essaie pas de retourner mes principes contre moi. Bon, et où crois-tu que nous mènent ces inepties grolimes ?
— Les Grolims sont d’une soumission à l’autorité qui frise le crétinisme.
— Comme nous, si tu vas par là.
— Pas tout à fait ; il nous arrive de remettre en cause l’ordre établi alors que les Grolims suivent aveuglément leurs instructions. Nous avons vu Agachak, le grand prêtre de Rak Urga, tyranniser le roi Urgit à ce propos. Agachak sait qu’il doit se présenter à la rencontre finale avec un roi angarak s’il veut avoir une chance de l’emporter. Il est déterminé à y emmener Urgit, même s’il doit le traîner par les cheveux. Zandramas ne s’était pas encore préoccupée de cet impératif.
— Mais si elle veut mettre l’archiduc sur le trône, ça veut dire qu’elle trame l’assassinat de Zakath ? risqua Durnik.
— Même pas. Chez les Angaraks, pour mériter le titre de roi, il suffit d’avoir une goutte de sang royal dans les veines et de se faire couronner en grande pompe en présence d’un prêtre grolim. Autrefois, le moindre chef de clan était roi. Ça ne voulait pas dire grand-chose puisque c’est Torak qui tirait les ficelles, mais ils avaient tous un trône et une couronne. Bref, Zandramas est bel et bien un prêtre – ou plutôt une prêtresse grolime, et Otrath est de sang royal. Un couronnement, bidon ou pas, fera de lui un roi angarak, et les exigences de la prophétie seront satisfaites.
— Je trouve ça un peu spécieux, objecta le forgeron.
— Et c’est un spécialiste qui le dit : un homme issu d’un peuple dont le premier roi cultivait les rutabagas, commenta suavement Beldin.
— Funder le Magnifique fut un assez bon roi, le premier moment de panique passé, rétorqua Belgarath. Les fermiers font toujours de bons rois ; ils savent ce qui est vraiment important. Enfin, là n’est pas le problème ; Otrath sera toujours assez compétent pour ce qu’on attend de lui, et avec Geran et un roi angarak, Zandramas a maintenant tout ce qu’il lui fallait.
— Et nous, nous n’avons pas besoin d’un roi angarak ? s’inquiéta Durnik.
— Non. Nous avons besoin d’un roi alorien, et Garion devrait faire l’affaire.
— C’était tout de même plus simple, la dernière fois, non ?
— Ça, c’est sûr. Garion était à la fois l’Enfant de Lumière et roi de Riva et Torak était en même temps roi, Dieu et l’Enfant des Ténèbres.
— Et qui était l’enfant du sacrifice ?
— Mais vous, Durnik, répondit Belgarath en le regardant affectueusement. Vous avez déjà oublié ?
— Oh, fit le brave homme, un peu embarrassé. Il y a des moments où ça me sort complètement de la tête.
— Ça n’aurait rien d’étonnant, grommela Beldin. Se faire tuer ne doit pas être bon pour la mémoire.
— Ça suffit, mon Oncle, murmura Polgara avec un sourire inquiétant en passant un bras protecteur autour des épaules de son mari.
— Garion songea tout à coup qu’aucun d’eux n’avait jamais parlé à Durnik des terribles instants qui s’étaient écoulés entre le moment où Zedar l’avait tué et celui où l’Orbe et les Dieux l’avaient ramené à la vie. D’un autre côté, quelque chose lui disait que Polgara n’avait pas envie que ça change.
— Elle tient donc le bon bout – enfin, Zandramas, murmura tristement Ce’Nedra. Elle a son roi angarak et mon fils… Je voudrais bien le revoir une dernière fois avant de mourir.
— Comment ça, avant de mourir ? répéta Garion, perplexe.
— L’un de nous doit mourir, dit-elle simplement. Je suis sûre que ce sera moi. Ma présence parmi vous n’a pas d’autre raison. Tout le monde a un rôle à jouer, sauf moi. Tel doit donc être le mien.
— C’est ridicule !
— Tu crois vraiment ? soupira-t-elle.
— De toute façon, Zandramas n’est pas au bout de ses misères, coupa Belgarath. Entre autres problèmes, il va bien falloir qu’elle s’occupe d’Urvon.
— Et d’Agachak, ajouta Sadi. Il n’a pas encore dit pouce, que je sache.
— Agachak est au Cthol Murgos, objecta Silk.
— Nous y étions aussi, il y a quelques mois à peine, rétorqua l’eunuque. Pour aller du Cthol Murgos en Mallorée, il suffit d’un bateau et d’un peu de vent favorable.
— Zandramas a encore une tâche à accomplir, intervint Velvet en se rapprochant de Ce’Nedra.
— Vraiment ? fit la petite reine d’une voix atone. Et laquelle ?
— La Prophétie a dit à Garion qu’elle ignorait toujours où se trouve l’Endroit-qui-n’est-plus, répondit Velvet en prenant gentiment la petite reine éplorée par les épaules. Elle n’ira pas loin tant qu’elle n’aura pas résolu cette énigme.
— Vous avez raison ! Eh bien, c’est tout de même une consolation, convint Ce’Nedra, un peu rassérénée, en dédiant à la fille aux cheveux de miel un sourire reconnaissant.
— Zandramas n’est pas seule à avoir encore des choses à faire, reprit Belgarath. Je cherche toujours un exemplaire non expurgé des Oracles ashabènes. Combien de temps pensez-vous, Silk, qu’il faille à vos hommes pour trouver les renseignements dont nous avons besoin ?
— Comment voulez-vous que je le sache ? rétorqua le petit Drasnien en écartant les mains devant lui selon l’expression universelle de l’impuissance. C’est une question de chance. Mais ça ne devrait pas prendre plus d’une journée, à mon avis.
— Ton vaisseau est-il rapide ? demanda Garion. Je veux dire, tu crois qu’il pourrait nous ramener plus vite qu’il ne nous a conduits ici ?
— Ça m’étonnerait. Les Melcènes s’y entendent certes davantage en construction navale que les Angaraks, mais ce vaisseau a été conçu pour transporter du fret, pas pour gagner des régates. Si le vent souffle trop fort, le capitaine devra amener de la toile.
— Je ne sais pas ce que je donnerais pour avoir un vaisseau de guerre cheresque sous la main. Nous gagnerions beaucoup de temps avec un bâtiment taillé pour la course, marmonna Garion en regardant pensivement le sol, puis il leva les yeux vers Belgarath. Ce ne serait pas vraiment difficile, après tout ? En nous y mettant tous les deux, nous pourrions peut-être…
Il esquissa un vague geste de la main.
— Tu sais, Garion, même si tu avais un navire cheresque, tu ne trouverais personne pour le manœuvrer, ici, objecta Durnik. Les marins de cette région n’y comprendraient sûrement pas grand-chose.
— Tu as raison, avoua tristement Garion. Je n’y avais pas réfléchi.
On toqua discrètement à la porte et Vetter entra avec une liasse de parchemins.
— Votre Altesse, les hommes ont été envoyés sur les quais du sud, annonça-t-il. Comme vous avez mentionné que l’affaire était assez urgente, je me suis permis de poster des courriers dotés de chevaux rapides en certains points stratégiques, le long du front de mer. Sitôt que quelqu’un aura des nouvelles, l’information devrait nous parvenir en cinq minutes. J’espère que cela permettra d’apaiser un peu l’angoisse de Sa Majesté, ajouta-t-il avec un coup d’œil en direction de Ce’Nedra.
— Sa…, fulmina Silk, puis il se reprit, observa un instant son agent et partit d’un grand éclat de rire. Comment avez-vous découvert la vérité, Vetter ? Je ne vous ai présenté personne.
— Je vous en prie, Votre Altesse, répondit-il d’un air chagrin, vous n’auriez pas confié mon poste à un imbécile, n’est-ce pas ? J’ai conservé certains contacts avec mes anciens collègues de Mal Zeth et je sais plus ou moins qui sont vos hôtes et en quoi consiste votre mission. Vous avez décidé de ne pas y faire allusion, je n’en fais pas une histoire, mais je ne suis tout de même pas payé pour me boucher les yeux et les oreilles.
— J’adore ces Melcènes. Pas vous ? souffla Velvet à Sadi.
Mais l’eunuque regardait déjà Vetter avec intérêt.
— Dans l’hypothèse où je parviendrais un jour à lever le malentendu qui m’oppose à ma souveraine, commença-t-il avec doigté, il se pourrait que je sois amené à vous faire part de certaines opportunités de carrière au palais de Sthiss Tor.
— Sadi ! hoqueta Silk, les yeux exorbités, et tous crurent qu’il allait s’étrangler.
— Les affaires sont les affaires, Prince Kheldar, commenta le Nyissien d’une voix rigoureusement atone.
— Votre Altesse, reprit Vetter avec un imperceptible sourire, je vous ai apporté quelques pièces à signer. Je me suis dit que vous pourriez peut-être y jeter un coup d’œil en attendant.
Il lui tendit la pile de parchemins.
— Après tout, ça m’occupera, acquiesça Silk avec un soupir résigné.
— Vous nous ferez gagner beaucoup de temps, Votre Altesse. Les choses mettent parfois un certain temps à vous parvenir.
— Je ne vois là que des affaires courantes, remarqua le petit Drasnien en parcourant rapidement les documents. Vous n’avez rien de particulier à me signaler ?
— La maison est surveillée, Votre Altesse. Par des agents de Rolla. Tout porte à croire qu’ils tenteront de vous suivre lorsque vous ressortirez.
— Je l’avais oublié, celui-là, fit Silk en se rembrunissant. Vous voyez un moyen de les en empêcher ?
— Je devrais, Votre Altesse, être en mesure de vous rendre ce petit service.
— Tâchez de ne pas y aller trop fort. Le roi de Riva, ici présent, réprouve les effusions de sang, précisa-t-il en regardant Garion avec un sourire impudent.
— Que Votre Altesse se rassure ; nous ferons en sorte de ne pas en arriver à ces regrettables extrémités.
— Bien. Autre chose ?
— Oui. Au sujet de nos stocks de haricots : le Consortium va nous faire une offre demain matin, répondit le Melcène. Ils partiront de trois points en dessous du cours et monteront jusqu’à cinq au-dessus.
— D’où tenez-vous ça ? demanda Silk, un peu estomaqué.
— J’ai graissé la patte de l’un des membres, répondit Vetter en haussant les épaules. Je lui ai promis une commission d’un quart de point sur notre marge au-dessus de dix points. Ça peut paraître généreux, mais il se pourrait que nous ayons encore besoin de ses services, et ça nous donnera un bon moyen de pression sur lui.
— Cette information vaut bien un quart de point à elle seule.
— C’est aussi ce que je me suis dit, Votre Altesse, fit le Melcène avec un ricanement. Ah, encore une petite chose : on nous a proposé un investissement. Je ferais peut-être mieux de parler de contribution à une œuvre caritative.
— J’ai déjà donné au bureau, rétorqua Silk, le visage rigoureusement impassible, puis son nez se mit à frémir. Enfin, dites-moi toujours de quoi il s’agit, ça n’engage à rien.
— Il y a, à l’Université, un petit alchimiste au pied bot, passablement répugnant, qui prétend avoir le pouvoir de transmuer le cuivre en or.
— Tiens donc ! fit l’homme au museau de fouine, les yeux brillants.
— L’ennui, reprit Vetter en levant la main pour prévenir tout enthousiasme prématuré, c’est que le coût de l’opération est prohibitif. Je ne vois pas l’intérêt d’investir deux pièces d’or pour en obtenir une.
— Là, je suis d’accord avec vous.
— Évidemment. Le petit drôle jure ses grands dieux qu’il arrivera à diminuer le prix de revient. Il a essayé d’intéresser les plus riches hommes d’affaires de Melcénie à son projet. Il cherche un mécène pour financer ses expériences.
— Vous avez étudié l’affaire de près, j’imagine ?
— Bien sûr. À moins que ce ne soit un habile mystificateur, il semblerait, en effet, qu’il ait vraiment le don de convertir le métal vil en métal noble. Il a une curieuse réputation. Il aurait plusieurs siècles, à ce qu’il paraît. Ce qui est sûr, c’est qu’il a très mauvais caractère. Et qu’il sent encore plus mauvais, mais ça, ça doit venir des produits chimiques qu’il utilise.
— Comment l’avez-vous appelé, déjà ? demanda vivement Belgarath en ouvrant des yeux comme des soucoupes.
— Je ne crois pas vous avoir dit son nom, Vénérable Ancien, mais il s’appelle Senji.
— Je ne vous demande pas son nom. Décrivez-le-moi.
— Il est petit, presque chauve, et il porte la barbe, ou du moins ce qui n’a pas été roussi par les flammes, car il lui arrive de rater ses expériences et que tout lui pète à la figure. Oh, et puis il a un pied bot. Le gauche, je crois.
— C’est ça ! s’exclama Belgarath en claquant les doigts.
— Ne fais pas tant de mystères, Père, grinça Polgara.
— La Prophétie avait annoncé à Garion que quelqu’un dirait aujourd’hui, en passant, une chose d’une importance cruciale. Eh bien, c’est ça !
— Là, je ne…
— Rappelez-vous : à Ashaba, Cyradis nous a incités à chercher un pied bot susceptible de nous aider dans notre quête.
— Il y a des tas d’hommes au pied bot dans le monde, Père.
— Je sais, mais la Prophétie s’est donné la peine de nous mettre sur la piste de celui-ci.
— Tu trouves qu’elle nous a mis sur sa piste ?
— Ne joue pas sur les mots. Tu vois très bien ce que je veux dire.
— Ça colle, acquiesça Beldin. Si je me souviens bien, nous parlions des Oracles ashabènes quand Cyradis a fait allusion à ce pied bot. Elle nous a dit que Zandramas en avait un exemplaire non expurgé, Nahaz un autre et le pied bot le troisième, ou qu’au moins il savait où il était.
— C’est assez mince, Belgarath, fit Durnik, sceptique.
— Nous allons tirer ça au clair, décida le vieux sorcier. Ça vaudra toujours mieux que d’attendre ici, les bras croisés, qu’on vienne nous dire où est passée Zandramas. J’imagine, Vetter, que vous savez où nous pouvons trouver ce Senji ?
— À l’Université, Vénérable Ancien. Il est détaché auprès de la Faculté d’Alchimie appliquée.
— Très bien. Garion, tu viens avec moi. Pendant ce temps-là, vous autres, préparez-vous à partir en vitesse.
— J’aimerais mieux rester ici, protesta Garion. Si nous avons des nouvelles de Zandramas, je veux les entendre de mes propres oreilles.
— Pol les écoutera à ta place. J’aurai peut-être besoin de toi pour m’aider à convaincre cet alchimiste de vider son sac. Laisse ton épée ici mais apporte l’Orbe.
— L’Orbe ? Et pour quoi faire ?
— Disons que c’est une intuition.
— Je vous accompagne, annonça Beldin en se levant.
— Je ne pense pas que nous ayons besoin de toi.
— Oh si ! Tu as la mémoire qui flanche, Belgarath, tu sais bien. Tu oublies de me dire des choses essentielles. Au moins, si je suis là quand tu mettras la main sur ces fameux Oracles, je pourrai te rappeler tout ce qui s’est passé. Ça t’évitera de perdre du temps, et beaucoup de fatigue inutile. À ton âge, tu comprends…